Tenir compte de ce que l’on ne voit pas

Jean-Michel Ghoussoub
4 min readOct 23, 2020

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Durant la 2e guerre mondiale, un ingénieur anglais reçut la tâche d’optimiser le blindage des avions qui partaient bombarder l’Allemagne. Il examina les dommages sur les avions qui revenaient de mission et sa conclusion fut que l’on devait doubler le blindage là où il n’y avait pas d’impact de balles.

Comme ses collègues ne semblaient pas comprendre, il expliqua: “Nous examinons les avions qui ont réussi à revenir de mission; ça veut dire que les dommages qu’ils ont reçu ne sont pas critiques. Il faut tenir compte des autres avions, ceux qui ne sont pas revenus. On peut supposer que ceux qui ne sont pas revenus ont été touchés là où ceux qui sont revenus ne l’ont pas été. C’est pour cela qu’il nous faut doubler le blindage là où les avions qui sont revenus n’ont pas été touchés.”

Ce que l’on ne voit pas est parfois plus important et généralement plus vaste que ce qui est visible.

En ce moment, quand les gens parlent (à tort et à travers) d’une situation (la pandémie actuelle) que l’on ne comprend pas encore très bien (moi le premier), ils se penchent sur les chiffres que l’on met devant eux et tirent des conclusions qu’ils estiment valables parce que basées sur des “faits”.

Par exemple, ils parlent du nombre de cas de COVID mais ne tiennent pas compte du nombre de tests qui a généré ce nombre de cas rapportés. Ils ne tiennent donc pas compte de tous les individus qui n’ont pas été testés et dont un pourcentage est porteur du virus. (C’est peut-être ce qui explique le moins grand nombre de décès et d’hospitalisation de cet automne pour le même nombre de cas qu’au printemps.)

Ils se basent sur ce qu’ils voient autour d’eux (moi mes enfants, moi mes voisins, à l’école de mon quartier, au travail de mon mari, etc.) sans réaliser que ce qu’ils voient de leurs yeux représente moins de 1% de la vaste réalité du monde.

On parle beaucoup des impacts apparents de cette crise: le nombre de cas positifs, d’hospitalisations, de décès, de chirurgies reportées.

On parle beaucoup moins des impacts plus difficilement visibles: faillites, pertes d’emploi, détresse psychologique, précarité financière, divorces…

À ce sujet, la consommation d’antidépresseurs a augmenté de 20% au Québec depuis le début de la pandémie (en plus des ventes record de la SAQ) et c’était pendant l’été, avec la PCU et les hypothèques et les paiements d’auto reportés de 6 mois. Là c’est l’hiver qui s’en vient, les paiements sont dûs, ceux qui ont touché la PCU vont devoir payer des impôts sur les montants reçus et une récession se pointe le bout du nez…

Je comprend très bien l’importance de sauver le plus de vies possible. (C’est facile à mesurer et donc à comprendre.) Si le système de santé déborde, beaucoup de gens à risque vont mourir faute de soins alors que si on avait aplani la vague, ils auraient été mieux traités à l’hôpital et auraient survécu.

D’un autre côté, quel impact pour des enfants dont les parents travaillent en restauration, en hôtellerie ou dans le domaine du spectacle. Ces gens à qui on demande de faire des “sacrifices” et des “efforts” — mots édulcorés qui cachent l’impact réel sur un segment de l’économie que l’on a verrouillé. Des enfants dont certains vont peut-être voir leurs parents en pleurs vendre la belle maison pour déménager en appartement, qui vont perdre leurs amis et leur stabilité, qui voir leurs parents se chicaner, divorcer à cause de problèmes d’argent , sombrer dans la dépression et la dépendance. Quel impact sur la vie de ces enfants?

Je ne dis pas de ne pas confiner. Je dis qu’il faut tenir compte des impacts que l’on ne voit pas et qui vont se manifester sur des années.

Dans le même ordre d’idée, la province et le pays ont contracté d’énormes déficits pour compenser l’arrêt de l’économie. Et plus l’arrêt est long et plus la dette sera grande. Il faut penser à la période d’austérité qui va inévitablement suivre et à l’énorme dette que les prochaines générations vont devoir payer.

C’est toujours plus facile de décider d’un sacrifice “pour le bien de la majorité” quand on ne fait pas partie des sacrifiés.

Finalement, on se soucie beaucoup de sauver des vies — principalement celles des gens âgés qui sont plus vulnérable. Mais est-ce qu’on leur a demandé leur avis? Quand on a 20, 30, 40 ou 50 ans, on peut plus facilement supporter de mettre sa vie en pause 1 ou 2 ans, car il nous reste encore pas mal d’années pour se rattraper par la suite.

Mais la personne qui a 80 ans aujourd’hui, elle ne sait pas s’il lui reste 3 jours, 3 semaines, 3 mois ou 3 ans à vivre. Être enfermée chez elle loin de ceux qu’elle aime est une tragédie à laquelle elle n’est pas certaine de survivre. Je ne serais pas surpris que bon nombre de personnes âgées préfèreraient prendre le risque de mourir du COVID si cela leur permettait de voir leur famille et leurs amis; plutôt que de rester prostrées chez elles pour plusieurs mois.

Les décisions que nous prenons aujourd’hui comme société sont difficiles et lourdes de conséquences. Leur impact se fera sentir très longtemps. C’est pourquoi il est encore plus important de tenir compte, non seulement de ce qu’il y a devant nous, mais également de ce que l’on ne voit pas.

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