Les inquisiteurs du clavier

Jean-Michel Ghoussoub
3 min readFeb 20, 2021

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“Nous vivons dans la terreur, parce que l’homme ne peut plus puiser dans cette dimension de sa nature, aussi réelle que la dimension historique, qu’il retrouve quand il contemple la beauté de la nature et des visages humains… Nous suffoquons parmi les gens qui croient avoir absolument raison, dans leurs œuvres ou dans leurs pensées. Et pour tous ceux qui ne peuvent vivre que dans une atmosphère de dialogue humain… ce silence représente la fin du monde.” - Albert Camus, Ni victimes, ni bourreaux.

L’un des problèmes des réseaux sociaux, c’est qu’ils permettent une moralité à sens unique.

N’importe qui peut s’indigner, de préférence en groupe, et se réclamer d’une cause: qu’elle soit celle des femmes, des noirs, des pauvres ou de l’environnement. Il n’est pas nécessaire que celui qui s’indigne soit concerné par la problématique qu’il dénonce ni qu’il la trouve importante; tant qu’elle est dans l’air du temps. Il n’a pas besoin de proposer une solution non plus. En se proclamant haut et fort d’une cause noble ou d’un point de vue moral supérieur, les indignés sur Facebook ou Twitter annoncent au reste du monde qu’ils sont au dessus de la moyenne. Un peu comme ces cochons de La ferme des animaux d’Orwell pour qui tous les animaux étaient égaux, même si certains l’étaient plus que d’autres.

Cela crée évidemment une surenchère et tout le monde veut laver plus blanc que le voisin. Les plateformes sociales se polarisent. D’un côté les commentaires stupides et haineux qui se retrouvent de plus en plus retranchés dans les recoins sombres du web en attendant de déborder dans la vraie vie; et de l’autre, un univers uniforme d’opinions biens propres et “politically correct”, beau comme un sourire hollywoodien que l’on sait trop blanc pour être vrai. Un univers simplifié de “bons” et de “méchants” où le dialogue n’a pas sa place.

On peut critiquer la polarisation de la société américaine, on n’y échappe pas non plus. Et les médias sociaux en sont l’un des principaux accélérateurs.

Il ne se passe pas une journée sans qu’une action publique — que ce soit celle d’un comédien, d’un service de police ou d’un politicien — soit décriée sur les réseaux sociaux. C’est normal. D’abord parce que c’est facile et gratuit et ensuite parce que ceux qui critiquent ne risquent pas grand chose. Le problème, c’est que ceux qui jugent et condamnent depuis leur clavier et que l’on nomme collectivement “l’opinion publique”, n’ont souvent pas toute l’information ni le contexte pour comprendre la situation; ils n’ont généralement pas non plus les connaissances requises pour avoir une opinion intelligente sur le sujet et finalement, ils sont souvent induits en erreur par les gros titres des médias.

« Vous n’êtes pas très bon dans les généralités, Régis. Mais, dans le détail, vous n’êtes pas formidable non plus. » — Michel Floquet, à Régis Debray au sujet de son article sur l’ex-Yougoslavie.

Ceux qui sont jugés par la plèbe et crucifiés sur la place publique sont généralement des personnalités connues; que ce soit du monde des affaires, de la politique ou du spectacle. De par leur position, ils prennent des risques et s’exposent à la scrutinité de la foule.

Mais tous ces petits dictateurs de clavier, qui confortablement s’indignent à tort ou à raison d’un François Legault, d’un Dany Turcotte ou d’une Mariepier Morin; qui valide leur rectitude morale à eux? Qui juge de leurs actions? Exposés eux aussi sur la place publique, seraient-ils encore en position de donner des leçons?

“Orwell concluded that the tweed-wearing, armchair-philosophizing, victim-identifying, pity-and-contempt-dispensing social-reformer types frequently did not like the poor, as they claimed. Instead, they just hated the rich. They disguised their resentment and jealousy with piety, sanctimony and self-righteousness.” — Jordan Peterson, 12 Rules for Life

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